La résilience a-t-elle fait son temps? Réflexions sur une notion controversée

Par Basile Boulay, Emma Tyrou, Diana Prelorenzo et Jordie Blanc

Dans un contexte d’urgence écologique et démocratique, la notion de résilience a-t-elle encore un sens ? Et si oui, par qui et comment est-elle mobilisée ? Que peuvent nous apprendre les cas du Brésil, du Maroc et de la Bretagne sur cette notion contestée ? Ce billet de blog se propose de restituer les échanges d’une plénière, à l’occasion des deuxièmes journées doctorales Regards critiques sur le développement, qui se sont tenues à Aubervilliers (Campus Condorcet) en octobre 2023.  

Cette plénière de fermeture, modérée par Jordie Blanc (anthropologue française), a permis de clôturer la conférence par une réflexion sur l’usage et l’utilité de la notion de résilience dans les études du développement. Intitulée « Que faire de la notion de résilience ? Regards croisés depuis les recherches avec les « communautés traditionnelles » face aux crises climatiques et démocratique », cette dernière a eu pour but de faire naître un dialogue interdisciplinaire critique à travers les voix d’Elaine Moreira (anthropologue brésilienne), Mohammed Mahdi (sociologue rural marocain) et Béatrice Quenault (économiste française).

Des expériences de terrain variées

Si les expériences de terrain rapportées lors de cette plénière sont variées de par leur approche disciplinaire et leur domaine géographique, un message commun ressort pourtant : l’urgence climatique et démocratique qui, par-delà les contextes, fait partout son chemin de manière inquiétante, nous amenant à nous demander comment être résilient face à ces crises, voire nous questionner sur le bien-fondé même de cette notion.

Crise sociétale et démocratique en Amérique Latine d’abord, avec l’exemple des populations Warao qui fuient depuis 2017 le Venezuela en direction du Brésil. Prises en étau entre un processus d’affaiblissement de long-terme de leur mode de vie d’une part (notamment à cause de la salinisation progressive de leurs terres), et les crises économiques et institutionnelles récentes d’autre part, les Warao ont entamé un processus de migration vers le Brésil, lui-même en proie à de profonds changements politiques. Pendant les années Bolsonaro, les Warao ont été soumis à des contrôles effectuées par les forces militaires, avec notamment la création de camps de réfugiés. On estime aujourd’hui qu’il y a environ 9000 migrants Warao dispersés sur le territoire brésilien.

Crise sociale et environnementale aussi, comme le montrent les exemples du Maroc et de la Bretagne. Reprenant la distinction critique entre « Maroc utile » et « Maroc inutile », M. Mahdi a insisté sur la vision d’une agriculture et d’une existence à deux vitesses. D’un côté, le Maroc des plaines et de l’agriculture moderne, principal bénéficiaire du « Plan Maroc Vert » qui subventionne notamment un modèle agricole tourné vers l’export. De l’autre, le Maroc des zones de la « marge » : steppes, montagnes, oasis, politiquement défavorisées, bien que piliers de l’agriculture de subsistance. Si la sécheresse qui s’installe de plus en plus comme une réalité quasi-permanente affecte le pays tout entier, c’est bien sur ces zones de la marge que ses effets les plus catastrophiques se font sentir. Si l’on rajoute à ça les autres désastres, comme les récents tremblements de terre, on comprend bien l’ampleur de cette crise sociale et climatique.

En France également, l’urgence climatique se fait ressentir, avec des température records de 40 degrés enregistrés en 2022 en Bretagne. Comme l’a expliqué B. Quenault, ces extrêmes vont probablement devenir la norme dans les prochaines décennies. En effet, même en respectant tous les engagements climatiques pris à ce jour (en particulier les accords de Paris), et ce même si tous les pays s’y tiennent, il semble que nous nous dirigions vers une hausse moyenne des températures de 3 degrés, très loin de la barre symbolique des 1.5 degrés, par ailleurs déjà dépassée. En France, cela se traduirait par une hausse encore plus importante d’environ 4 degrés, accompagnée d’une fréquence accrue d’évènements que l’on continue d’appeler « exceptionnels » : tempêtes, inondations, pénuries d’eau etc.

Face à l’ampleur de ces crises, la notion de résilience peut-elle nous être d’aucun secours ?

De l’(in)utilité de la notion de résilience

La notion de résilience est souvent accusée de vouloir tout et rien dire, ainsi que d’être trop abstraite et souvent présentée comme la panacée. C’est que l’histoire de la notion est longue et elle-même liée aux changements de paradigmes en développement, comme l’a expliqué B. Quenault. Si la résilience a été à la base mobilisée pour parler de chocs brutaux et soudains, elle est aujourd’hui souvent utilisée pour caractériser des situations de crises permanentes, comme des conflits de long-terme, ou des dérèglements climatiques qui se prolongent dans la durée. De fait, la résilience participerait aujourd’hui d’une « acceptation de la catastrophe », avec laquelle elle forme le binôme résilience-catastrophe si souvent employé.

Historiquement, nous pouvons distinguer plusieurs paradigmes de la résilience. Dans les années 1950, il s’agissait de maîtriser les aléas et d’en modéliser les risques afin de les minimiser. A partir des années 1970, un paradigme de la vulnérabilité s’installe, avec un attention nouvelle portée aux questions sociales, et non plus seulement physiques, et un développement des mesures de prévention et capacités d’adaptation. A partir des années 2000, la notion de résilience devient véritablement proéminente, avec une culture de la gestion du risque, un certain rapprochement entre aide humanitaire et aide au développement, et un transfert accru de responsabilité de l’Etat providence vers la société civile et les individus. En ce sens, la popularité grandissante de la notion de résilience peut être vue comme concomitante d’un recul des solidarités collectives.

D’un point de vue disciplinaire, E. Moreira a également souligné le fait que cette notion est largement absente du vocabulaire de recherche en anthropologie. Ceci est en partie lié à la nature de la discipline, qui accorde beaucoup d’importance aux contextes locaux, dont la diversité rend l’usage de la notion de résilience problématique. Par exemple, comment l’utiliser dans le contexte du Brésil, où cohabitent plus de 300 peuples ? Une utilisation de cette notion parait cependant possible si l’on se concentre sur une perspective de long-terme, pour mieux comprendre les stratégies d’adaptations des populations à travers des approches, par exemple, plus historiques ou archéologiques.

Dans le contexte du Maroc, M. Mahdi a souligné plusieurs limitations du concept. Une certaine redondance d’abord, puisque les populations affectées par les catastrophes variées doivent tant bien que mal s’adapter, et donc, font en un sens toujours preuve de résilience (par exemple : capturer et consommer comme aliments des criquets à la suite d’une attaque massive sur les cultures). L’usage abusif de la notion de résilience cache également une tendance de crise de reproduction sociale de long-terme : les crises répétées (inondations, sécheresses, tremblements de terre etc.) mettent à mal les conditions d’existence des populations locales. A cela s’ajoute des questions générationnelles : les jeunes générations émigrent à la recherche de nouvelles opportunités économiques. Si la notion peut être utile, elle ne doit donc pas non plus éclipser ces autres aspects.

Et maintenant?

Nous l’avons vu, la notion de résilience est controversée, de par ses liens avec les paradigmes de développement et leurs prémices idéologiques, mais aussi à cause de la diversité des contextes et du fait que la résilience semble être aujourd’hui mobilisée en permanence comme une injonction à s’adapter face aux catastrophes sans questionner leurs causes ou impacts différentiés sur les groupes sociaux. Se pose alors la question du politique : la résilience est-elle une notion trop apolitique, un concept de la gouvernance technocratique si chère aux institutions internationales ? Une possible politisation de la notion ramènerait le débat vers des approches plus radicales de justice sociale et de transformation. De la résilience à la résistance, il n’y aurait alors qu’un pas.

Basile Boulay est directeur exécutif adjoint du secrétariat de l’EADI à Bonn (Allemagne) où il est en charge de promouvoir la visibilité des études du développement à échelle européenne.

Emma Tyrou est doctorante en économie politique au CEPN-USPN (Université Sorbonne Paris Nord) et travaille notamment sur l’économie politique et institutionnaliste de l’Etat dans le contexte du Brésil.

Diana Prelorenzo est doctorante en économie au CREDA (Université Sorbonne Nouvelle). Ses recherches portent sur la spécialisation économique au Mexique, plus particulièrement dans le secteur touristique.  

Jordie Blanc Ansari est anthropologue et maître de conférence (Université Panthéon Sorbonne). Elle travaille sur  les inégalités socio-environnementales en Bolivie et sur l’appropriation sociale et politique du concept du Vivir Bien.

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